MODESTES PROPOSITIONS AUX GRÉVISTES
Pour en finir avec ceux qui nous empêchent de vivre en escroquant le bien public.
Propager partout l’idée de gratuité
Le nouveau mode de production qu’instaure le développement des énergies renouvelables introduit dans la valeur d’échange un principe de gratuité appelé à la vider de sa substance au nom de la valeur d’usage. Le libre usage supplantera le libre-échange. Cet homme « qui est partout dans les fers», comme disait Rousseau, nous sommes désormais en mesure de lui reconnaître une liberté d’être que le despotisme de l’avoir lui a toujours refusée.
Cessez de croire que les idées ont besoin d’argent pour s’accomplir, que les projets privés d’un financement préalable demeurent lettre morte. Tel est le plus souvent l’a priori qui tue les idées et empêche les projets de naître. Ce qui vient de la vie et va vers elle pour l’enrichir est précisément ce qui abolira l’argent. Ce qui est voulu du fond du cœur découvre tôt ou tard les secours indispensables à son succès. Tous les mouvements revendicatifs devraient s’inspirer de la gratuité, la favoriser, en banaliser l’usage. Songez à l’enthousiasme et à la solidarité que suscite une grève où les usagers n’acquittent plus le prix des transports publics, où les frais d’hospitalisation ne sont plus perçus, où la culture est offerte à tous.
Oscar Wilde, condamné aux travaux forcés dans la geôle de Reading, disait du directeur de la prison : « C’est un homme très cruel : il n’a pas d’imagination ». Les enseignants en grève vont-ils s’obstiner à fermer les écoles au lieu de faire montre de créativité en les ouvrant pour les réorganiser à leur façon, en répartissant les élèves par petits groupes où les plus âgés apprennent à instruire les plus jeunes, en réinventant les programmes d’études, en faisant appel à des bénévoles, en alliant la rigueur et l’esprit ludique, en substituant l’émulation à la compétition et à la concurrence, en stimulant la curiosité, en fondant le savoir sur une relation affective capable de dénouer les situations familiales et sociales dramatiques ?
Imaginez que les fonctionnaires du Trésor public, écœurés par l’injustice fiscale dont ils sont les témoins directs, refusent d’imposer les revenus égaux ou inférieurs à 35 000 €; que le personnel hospitalier, exigeant un recrutement intensif et des prestations moins nombreuses, accorde la gratuité aux malades dont le revenu annuel est peu élevé; que les postiers acheminent le courrier dispensé d’affranchissement; que les hommes de sciences, au mépris des interdits commerciaux, propagent gratuitement les inventions et les procédés de fabrication susceptibles d’améliorer l’environnement et l’existence quotidienne ; que les associations de consommateurs privilégient les produits de qualité issus de l’ agriculture renaturée et en fassent baisser les prix afin de boycotter les viandes d’élevage concentrationnaire, les produits frelatés ou contenant des OGM; que les gardiens de prison, irrités par la surpopulation carcérale, libèrent les détenus sur qui ne pèse aucune charge de violence ou de prévarication; que des juges, conscients de la prééminence de l’humain sur les intérêts économiques lui accordent le total soutien de la justice et, décourageant partout la prédation et le totalitarisme économique qui la propage, se revendiquent du principe de Schiller: « C’est un grand pas vers la noblesse quand la loi devient sage alors que les hommes ne le sont pas encore ».
Il ne s’agit plus de penser en termes de recettes, de dettes publiques, de restrictions budgétaires, de calcul, de tactique, de stratégie, de communication, de subornation, de manipulation des chiffres et des foules, il s’agit d’abord de penser à ceux que nous aimons et à ce que nous désirons de mieux pour eux et pour nous.
Imaginez que l’imagination et la poésie envahissent enfin ce monde sclérosé, desséché, stérilisé par le règne du calcul égoïste, par la cupidité boursière, par une politique inféodée au capital financier international !
Introduisez dans les mœurs cette gratuité si préjudiciable au totalitarisme économique et, vous assurant de la solidarité du plus grand nombre, vous ferez rendre gorge à ceux: qui gèrent le bien public au profit des multinationales et aux dépens des citoyens.
L’argent est là, il s’étale cyniquement sur le marché où son caractère sacré suscite l’admiration des patrons, des actionnaires et des folliculaires stipendiés par le système.
Des sommes considérables passent d’un consortium à un autre. Elles circulent en circuit fermé, elles ont été désinvesties du secteur social, elles ne créent plus un dynamisme d’entreprise, elles n’améliorent plus les secteurs de la production utile; au contraire, elles les liquident pour augmenter la masse financière.
Aucune décision éthique n’obtiendra de les arracher à une concentration aberrante, vouée à imploser. En revanche, l’essor d’un nouveau mode de production a le pouvoir de détourner le flux financier à. son profit. C’est à nous de miser sur cette mutation du capitalisme pour exiger qu’au-delà de la marchandise rendue à sa valeur d’usage la qualité de la vie triomphe de l’économie.
Raoul Vaneigem, Le 21 mars 2004
Ed. Verticales